Le potin de la semaine
Dans le cadre de sa formation sur la lutte contre la fraude et la criminalité financière, Adeline a découvert un terme au parfum suranné mais dont la résonance reste actuelle dans le champ du droit public : la concussion.
Ce mot, dont l’étymologie renvoie à une idée de secousse ou de pression, désigne une infraction bien particulière, située à la croisée du droit pénal et du droit administratif. Loin d’être une simple curiosité lexicale, il incarne une problématique centrale dans l’univers de la moralisation de la vie publique : celle du maniement irrégulier des deniers par ceux qui en ont la charge.
En droit français, la concussion est définie à l’article 432-10 du Code pénal comme le fait, pour une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public, de percevoir, exiger ou ordonner de percevoir des sommes qu’elle sait ne pas être dues, ou de percevoir sciemment plus que ce qui est dû. Il ne s’agit donc pas ici d’une erreur d’appréciation ou d’une simple négligence, mais bien d’un acte délibéré, commis en abusant de sa qualité, souvent au détriment de contribuables ou d’usagers. Le caractère intentionnel est une condition déterminante de l’incrimination.
Cette infraction se distingue d’autres figures voisines du droit pénal des affaires, telles que la corruption ou le détournement de fonds publics. Là où la corruption suppose un pacte avec un tiers, la concussion se caractérise par l’initiative propre du fonctionnaire ou de l’agent public, qui abuse de ses fonctions pour s’approprier indûment une créance supposée. Elle peut concerner des actes tels que l’exigence de frais fictifs, la majoration volontaire de taxes, ou encore l’obtention de rémunérations excédant ce qui est prévu par les textes.
L’étude de cette notion permet de réinterroger la place des comportements déviants dans les pratiques de gestion publique, mais elle n’est pas sans écho dans le secteur privé, notamment lorsqu’une personne publique intervient dans des opérations économiques ou immobilières. Dans l’évaluation d’un fonds de commerce, la présence d’un bail consenti par une collectivité territoriale ou d’aides publiques obtenues dans des conditions opaques peut faire surgir des interrogations. Si une autorité locale a, par exemple, accordé un avantage financier ou fiscal en excès de ses prérogatives, ou perçu une redevance majorée sans base légale, l’hypothèse d’une situation de concussion ne peut être écartée.
Pour l’expert, la connaissance de cette infraction enrichit l’analyse des risques juridiques attachés à un actif. Elle permet de repérer les éventuelles failles dans la régularité des flux financiers, de cerner les responsabilités éventuelles des intervenants publics dans la chaîne de valeur d’une opération, et d’évaluer l’impact de ces irrégularités sur la sécurité juridique du bien. Dans un contexte où la transparence administrative et la probité des agents publics sont devenues des exigences majeures, notamment depuis les lois dites « Sapin II » (L. n° 2016-1691 du 9 déc. 2016), le repérage des situations à risque suppose une vigilance accrue.
Ainsi, derrière ce terme ancien, souvent cantonné aux marges du vocabulaire courant, se cache une réalité juridique toujours opérante. La concussion, en tant qu’atteinte à la probité de l’action publique, continue d’alimenter les contentieux, en particulier dans les domaines liés à la fiscalité locale, à la gestion domaniale ou à l’attribution de droits ou de licences.
L’approfondissement de cette notion offre aux professionnels une grille de lecture précieuse pour anticiper les contentieux, évaluer les risques de nullité ou d’irrégularité, et proposer des ajustements dans la valorisation d’un actif impacté par des pratiques contestables.
Apprendre ce mot, c’est donc bien plus qu’enrichir un lexique : c’est ouvrir une fenêtre sur les rapports ambigus entre pouvoir et argent, sur les exigences de l’État de droit, et sur les points de friction entre légalité, éthique et économie.
🏛️ Vente parfaite vs acte notarié ultérieur : l’accord antérieur peut-il être tacitement révoqué ?
À propos de Cour d’appel de Lyon, 19 décembre 2023, n° 21/07764, cassé par Cour de cassation, 3e civ., 6 mars 2025, n° 24-12.122
La question de la coexistence d’engagements successifs entre les mêmes parties, lorsqu’ils portent sur un même bien et interviennent à plusieurs années d’intervalle, suscite des interrogations récurrentes en matière de vente immobilière. L’arrêt rendu par la Cour de cassation le 6 mars 2025 (3e civ., n° 24-12.122) revient sur une décision de la cour d’appel de Lyon du 19 décembre 2023 (n° 21/07764), dans un contexte de litige post-divorce aux résonances successorales, opposant la veuve d’un défunt à son ancienne épouse. La haute juridiction y rappelle les exigences relatives à la révocation tacite des conventions, à la lumière de l’article 1193 du Code civil.
Les faits à l’origine du litige remontent à 1997. À cette date, deux anciens époux, qui avaient acquis ensemble un bien immobilier en indivision pendant le mariage, signent un acte sous seing privé aux termes duquel Mme cède ses droits indivis à son ex-époux, pour un montant de 300 000 francs, stipulé payable en 120 mensualités. Pendant une décennie, des versements sont effectués, et les quittances émises comportent, pour la plupart, la mention « vente de la maison ». Aucune condition suspensive n’est prévue, et l’accord ne fait pas l’objet d’une formalisation notariale immédiate.
Ce n’est qu’en 2002 que les parties signent un acte notarié. Cet acte, contrairement au précédent, ne porte que sur la cession de l’usufruit du bien. L’apparente discordance entre les deux actes soulève, plusieurs années plus tard, à l’occasion du décès de l’ex-époux cessionnaire, une contestation sur la réalité des droits transmis. La cour d’appel de Lyon, saisie du litige, estime que l’accord de 1997 a produit tous ses effets : la chose et le prix étant déterminés, et les versements régulièrement exécutés, les conditions de l’article 1583 du Code civil sont réunies. Le transfert de propriété étant, selon elle, intervenu dès 1997, elle qualifie l’acte notarié de 2002 d’acte fictif, faute pour l’ex-épouse d’avoir encore un droit réel à transmettre. Elle ajoute qu’un acte authentique ne peut constater que ce qui existe en réalité, conformément à la jurisprudence relative à sa force probante (ancien article 1319, devenu 1371 du Code civil).
Ce raisonnement est censuré par la Cour de cassation, qui reproche à la cour d’appel de ne pas avoir recherché si l’acte notarié postérieur ne constituait pas une révocation implicite du premier accord. Elle rappelle qu’en application de l’article 1193 du Code civil, les conventions légalement formées ne peuvent être révoquées que du consentement mutuel des parties, mais que ce consentement peut résulter d’un comportement ou d’un acte postérieur, même tacite. Or, un acte notarié signé par les mêmes parties, relatif au même bien, bien qu’il porte sur un droit distinct, peut traduire une volonté commune de revenir sur les termes de l’accord initial.
La solution retenue par la haute juridiction repose sur une lecture combinée de la liberté contractuelle et de l’intention des parties. Elle impose au juge du fond de confronter les actes entre eux, en dépassant leur apparence ou leur chronologie, pour en restituer la cohérence juridique. La Cour de cassation invite ainsi à privilégier une analyse fonctionnelle des engagements contractuels successifs, en tenant compte du contexte et de l’ensemble des circonstances dans lesquelles les conventions ont été conclues. Elle sanctionne ici une lecture figée de la force obligatoire de l’accord de 1997, qui faisait abstraction de la possibilité d’une modification ultérieure résultant de l’accord des parties.
Cette affaire confronte deux principes de valeur égale : d’une part, la stabilité des conventions une fois la vente parfaite en application de l’article 1583 du Code civil ; d’autre part, la possibilité pour les contractants de revenir sur leur accord initial, sans qu’une nouvelle forme soit imposée, même si l’acte modificatif ou révoquant le précédent revêt une nature différente. Dans un contexte post-conjugal, où les échanges s’étendent souvent sur plusieurs années, ces évolutions ne sont pas rares. La preuve de la volonté de modifier l’accord initial peut alors résider dans un comportement ou un acte ultérieur, dont la portée doit être appréciée in concreto.
L’analyse souligne également les limites de la qualification d’acte fictif. Pour pouvoir être retenue, cette qualification suppose que le caractère fictif soit établi avec certitude, et non déduit de la seule antériorité d’un engagement incompatible. La possibilité d’une révocation tacite écarte d’emblée toute assimilation immédiate à une simulation. Il appartient dès lors au juge de s’assurer que l’acte prétendument fictif ne constitue pas, en réalité, la manifestation d’une volonté nouvelle.
L’affaire offre un champ d’étude fertile sur le régime des conventions successives, notamment lorsque celles-ci interviennent dans un cadre familial ou patrimonial complexe. Elle interroge la force probante des actes, leur articulation temporelle, et surtout la nécessité d’interpréter leur contenu à l’aune de la volonté des parties, plutôt que de leur simple qualification formelle.
🏗️ Expropriation partielle : l’évaluation de l’indemnité doit-elle se fonder sur l’emprise ou la parcelle d’origine ?
À propos de Cass. 3e civ., 6 mars 2025, n° 23-22.427
L’évaluation de l’indemnité en cas d’expropriation partielle donne régulièrement lieu à des divergences d’interprétation entre propriétaires évincés et collectivités expropriantes. Si la tentation est grande, pour ces dernières, de raisonner à partir de l’usage immédiat et apparent de la portion prélevée, la jurisprudence rappelle que l’indemnisation ne saurait se détacher de la consistance foncière du bien dans son ensemble. L’arrêt rendu par la troisième chambre civile de la Cour de cassation le 6 mars 2025 (n° 23-22.427) illustre cette exigence d’appréciation globale, en réaffirmant un principe solidement ancré dans le Code de l’expropriation pour cause d’utilité publique.
Dans cette affaire, la SCI La Roserie s’était vu retirer, par voie d’expropriation, une partie de terrain destinée à la réalisation d’un aménagement d’intérêt général. La portion prélevée servait à l’époque de voirie et de stationnement. Toutefois, cette emprise n’était qu’un fragment d’une unité foncière plus vaste, classée en zone AU1 du plan local d’urbanisme, c’est-à-dire en secteur à urbaniser à court terme. S’appuyant sur cette vocation urbanistique, la cour d’appel d’Aix-en-Provence, dans un arrêt du 7 septembre 2023, a retenu une indemnisation fondée non sur l’usage spécifique de la bande expropriée, mais sur la valeur du terrain dans son ensemble, tenant compte de son potentiel de constructibilité.
La collectivité expropriante a contesté cette approche, en soutenant que la valorisation devait se limiter à la portion effectivement prélevée, dont l’usage à la date de référence était exclusivement technique, sans vocation immédiate à l’urbanisation. Ce raisonnement a été écarté par la Cour de cassation, qui rappelle que l’article L. 322-2 du Code de l’expropriation impose une évaluation à la date de référence, sur la base des caractéristiques juridiques, physiques et économiques du bien. En cas d’expropriation partielle, cette évaluation ne doit pas être fragmentaire, mais s’effectuer à l’échelle de la parcelle d’origine, afin de refléter sa réalité foncière et sa potentialité d’ensemble.
La haute juridiction s’appuie également sur l’article L. 321-1 du même code, selon lequel l’indemnité doit couvrir l’intégralité du préjudice direct, matériel et certain causé par l’expropriation. Ce principe interdit toute minoration artificielle résultant d’une lecture isolée de la seule emprise. L’analyse économique doit intégrer la vocation du terrain dans sa globalité, y compris lorsque l’usage présent est marginal, transitoire ou détaché de l’affectation future connue à la date de référence. En l’espèce, les juges du fond avaient pris en considération, de manière cohérente, le classement réglementaire en zone AU1, la configuration du terrain, sa desserte, ainsi que sa proximité avec une zone urbaine à vocation mixte (zone UM), pour valider une comparaison avec des terrains à bâtir.
Cette approche n’est pas nouvelle. Elle s’inscrit dans le prolongement de la jurisprudence antérieure, notamment celle issue de l’arrêt du 7 janvier 2016 (Cass. 3e civ., n° 14-24.969), dans lequel la Cour avait déjà précisé que, lorsqu’un bien est amputé d’une portion, sa qualification juridique doit être appréciée au regard de la parcelle d’origine dans son ensemble, et non du seul fragment détaché. Ce principe est destiné à éviter les effets pervers d’une lecture fonctionnelle limitée à l’emprise, qui aurait pour effet de sous-évaluer systématiquement les biens situés en secteur d’aménagement.
La portée de cette décision dépasse le seul cadre de l’expropriation. Elle éclaire, plus largement, la manière dont l’évaluation foncière doit se concilier avec les documents d’urbanisme en vigueur, en tenant compte des perspectives réelles d’évolution de la parcelle à la date de référence. Elle rappelle également que le juge de l’expropriation, en vertu de son pouvoir souverain d’appréciation, peut retenir les termes de comparaison qu’il estime pertinents, dès lors qu’ils s’inscrivent dans une lecture prospective et cohérente de l’affectation du bien.
Pour les professionnels de l’évaluation foncière, cette jurisprudence invite à maintenir une approche globale, prudente mais résolument contextualisée. Elle souligne l’importance de l’analyse du potentiel constructible d’un terrain, même lorsque l’emprise prélevée semble, à première vue, dénuée d’intérêt économique. En évitant les raisonnements parcellaires, elle participe à la cohérence des mécanismes indemnitaires et garantit une juste réparation dans le cadre des procédures d’expropriation.