De la métaphore à la réalité : le « chapeau » en immobilier
Dans Le Petit Prince, Antoine de Saint-Exupéry évoque un dessin qui, à première vue, semble représenter un simple chapeau, mais qui cache en réalité un serpent boa ayant avalé un éléphant.
Pourquoi vous parler de chapeau, me direz-vous ?
Parce qu’ici, il s’agit d’un autre type de « chapeau », bien plus tangible, auquel sont souvent confrontés les agriculteurs lorsqu’ils souhaitent louer de nouvelles terres. Ce « chapeau » ne relève pas de la métaphore, mais désigne une somme d’argent versée discrètement, bien que prohibée par la loi, au précédent fermier, et parfois au propriétaire, en échange de la cession d’un bail.
Une pratique courante mais illégale
Lorsque des terres agricoles sont mises en location, il est tentant de croire que la seule transaction se résume à la signature d’un bail et au versement du fermage annuel. Pourtant, il n’est pas rare que le fermier sortant exige un « pas de porte » pour céder son exploitation, une pratique courante mais illégale.
Il faut savoir que l’article L 411-74 du Code rural interdit tout versement supplémentaire lors de la transmission d’un bail, au-delà des indemnités légitimes. Toutefois, dans certaines régions, cette interdiction n’empêche pas l’application de cette pratique informelle qui perdure.
Le Code rural, qui encadre strictement les baux agricoles, interdit ces paiements, mais les faits montrent que de nombreux acteurs continuent à contourner la loi.
Le montant du « chapeau » : une évaluation variable
Le « chapeau » peut prendre différentes formes et n’a pas de montant fixe. Il varie selon la nature des cultures, la valeur des terres et les relations entre les parties impliquées. Certains agriculteurs parlent de plusieurs milliers d’euros par hectare.
Ce paiement, bien que secret, est connu de tous dans le milieu agricole.
Les prix du « chapeau » fluctuent en fonction des récoltes et des prix des céréales, et il est difficile pour les agriculteurs de se soustraire à cette pratique.
Un candidat à la location qui refuserait de verser cette somme pourrait se retrouver exclu des futurs échanges de terres, tant la réputation et les relations jouent un rôle primordial dans le monde rural.
Les subterfuges comptables : comment masquer le « chapeau »
Afin de contourner l’interdiction légale, divers subterfuges comptables sont fréquemment employés.
Ainsi, le « chapeau » peut être dissimulé sous forme de vente de matériel agricole, de bétail ou même de récoltes encore sur pied.
Par exemple, un tracteur ou des équipements sont cédés à des prix surévalués, justifiant ainsi le montant versé.
D’autres utilisent les fumures et arrières-fumures, qui sont des résidus de fertilisation des sols, pour camoufler ces paiements, même si ces biens n’ont parfois qu’une valeur symbolique. Cette méthode permet de donner une apparence de légalité à la transaction, tout en maintenant le « pas de porte » sous le radar des autorités fiscales.
Les alternatives légales : fonds agricole et parts sociales
Face à ces pratiques, la loi a cherché à offrir des alternatives légales pour réguler la transmission des exploitations.
La loi d’orientation agricole de 2006 a introduit la notion de fonds agricole, inspirée du fonds de commerce, afin de permettre la cession d’une exploitation avec ses éléments immatériels, tels que le droit au bail, les droits à produire ou le matériel.
En théorie, ce dispositif devrait permettre de valoriser l’exploitation dans sa globalité, sans recourir à des paiements occultes.
Toutefois, en pratique, ce mécanisme n’a pas connu le succès escompté. Peu d’exploitants ont opté pour cette formalisation, et les transactions restent majoritairement informelles, avec des montants échangés de manière opaque.
En parallèle, la structure des exploitations a évolué. De plus en plus d’agriculteurs choisissent de créer des sociétés pour leur exploitation. Cela permet de céder des parts sociales à un repreneur, incluant dans la valorisation de ces parts des éléments comme le droit au bail ou la valeur économique de l’exploitation.
Cette forme sociétaire est légale et permet d’intégrer des montants souvent proches de ce que représenterait un « pas de porte », sans enfreindre la loi. Toutefois, cette solution n’est pas à la portée de tous les exploitants, et elle peut introduire de nouvelles dérives en matière d’évaluation des parts.
Jeunes agriculteurs et inégalités : l’obstacle du « pas de porte »
La situation actuelle est source de débats.
Certains syndicats agricoles plaident pour une régulation plus stricte, avec des contrôles accrus des transactions par les autorités fiscales. Pour eux, la pratique du « pas de porte » freine l’installation des jeunes agriculteurs et renforce les inégalités. Ces jeunes, souvent sans ressources financières suffisantes, peinent à accéder à la terre, les montants demandés étant souvent inaccessibles sans l’aide familiale ou des financements extérieurs.
En effet, les montants peuvent s’élever à plusieurs dizaines de milliers d’euros pour quelques hectares, ce qui constitue un frein majeur à la reprise des exploitations par une nouvelle génération.
D’autres, en revanche, estiment que la pratique du « pas de porte » reflète simplement la réalité économique du secteur agricole, où les terres sont devenues des biens rares et précieux. Dans certaines régions, la demande de terres agricoles est telle que les exploitants sont prêts à tout pour s’agrandir, même au prix de transactions illégales. Le besoin de modernisation et de rentabilité des exploitations pousse les acteurs à maximiser leurs profits, même au détriment des jeunes agriculteurs ou des règles en vigueur.
La jurisprudence récente : vers une régulation plus stricte
Dans ce contexte, la jurisprudence récente apporte un éclairage important. L’arrêt du 8 juin 2023 (Cour de cassation, pourvoi n° 21-24.738) a renforcé l’application de l’article L 411-74 du Code rural en condamnant un propriétaire à restituer une somme indûment perçue à titre de « chapeau ». Dans cette affaire, le preneur avait versé une somme supplémentaire au moment de son entrée en jouissance des terres, prétendument pour des biens mobiliers et des améliorations.
Cependant, la Cour de cassation a jugé que cette somme dépassait largement la valeur réelle des biens concernés et constituait donc un paiement illégal en lien avec la cession du bail. Ce jugement rappelle que tout versement excédant la valeur des éléments mobiliers ou des améliorations apportées est contraire à la loi, et que les tribunaux peuvent exiger la restitution des sommes perçues à ce titre.
Cette décision illustre la volonté des juridictions d’encadrer strictement les pratiques de « chapeau » et de rappeler que même les montages complexes destinés à camoufler ces paiements ne sauraient échapper à la loi. Bien que le recours à la justice reste rare dans ces situations, cette jurisprudence incite les agriculteurs à réfléchir à deux fois avant d’accepter ou de demander un « pas de porte ».
Débat et avenir : une éradication possible ?
Face à cette pratique persistante, certains syndicats agricoles appellent à une régulation plus stricte et à des contrôles renforcés. La Confédération paysanne, par exemple, dénonce ces pratiques qui freinent l’installation des jeunes agriculteurs, incapables de payer de telles sommes.
Le marché des terres devient ainsi de plus en plus inaccessible pour les nouveaux entrants, renforçant les inégalités au sein du secteur agricole. Les exploitants déjà en place, dotés de moyens financiers plus conséquents, sont souvent les seuls capables d’assumer ces coûts, rendant l’accès à la terre de plus en plus difficile.
Ainsi, bien que des dispositifs légaux existent pour tenter de moraliser ces transactions, leur adoption reste limitée. Le « chapeau » continue d’exister sous des formes variées, à la lisière de la légalité, et son éradication semble encore lointaine.
Le débat se poursuit sur la meilleure manière de réguler ce phénomène, et la jurisprudence récente pourrait inciter à un renforcement des contrôles et des sanctions.