Aller au contenu

Les petits potins de l’immobilier -2025 Semaine 14

Le potin de la semaine

Ah, la liberté d’expression… Ce grand principe que l’on invoque volontiers, mais qui peut se retourner contre nous si l’on néglige les précautions que le droit et la décence imposent au langage.
L’affaire qui a occupé la chambre criminelle de la Cour de cassation le 8 janvier 2025 en est un parfait exemple, avec une situation où les mots ont dépassé ce que le droit pouvait raisonnablement tolérer.
Tout commence avec un homme manifestement très remonté contre deux experts judiciaires désignés dans un vieux dossier de succession familiale. Visiblement peu convaincu par leurs travaux, il décide de leur faire un sort épistolaire en les qualifiant, noir sur blanc, de « corrompus », « parjures », « véreux », et autres amabilités du même tonneau. Pour faire bonne mesure, il adresse ces courriers au président du Conseil national des compagnies d’experts de justice (CNCEJ), pensant sans doute frapper à la bonne porte pour faire entendre ses griefs. Toutefois, la justice n’a pas apprécié le ton employé dans cette correspondance.
Poursuivi à l’origine pour harcèlement moral, notre auteur voit les faits requalifiés en dénonciation calomnieuse. À ce stade, la Cour de cassation est invitée à trancher deux questions : le CNCEJ est-il bien une autorité au sens de l’article 226-10 du code pénal, et peut-on condamner quelqu’un pour avoir dit tout haut ce qu’il pensait très fort, sans tomber dans l’excès pénal ?
Sur le premier point, la réponse est claire : oui, le président du CNCEJ peut tout à fait entrer dans la catégorie des autorités visées par le texte. Certes, ce n’est pas un procureur ni un juge disciplinaire, mais il peut transmettre l’information à qui de droit, ce qui suffit largement. Après tout, dans la logique de la dénonciation calomnieuse, ce qui compte, ce n’est pas tant à qui l’on écrit, que ce que l’on espère que cette personne va en faire.
Sur le deuxième point, ça se corse. Le requérant invoquait fièrement son droit à la liberté d’expression, article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme à l’appui. Et c’est vrai qu’on peut critiquer les experts, surtout quand ils interviennent dans un cadre judiciaire. Mais attention, tout est dans la manière. Formuler une accusation de corruption sans aucun élément probant dépasse largement le cadre d’une simple opinion. Et puis, il faut avouer que les mots utilisés n’avaient rien d’un désaccord courtois. On était loin de la simple critique technique sur un rapport d’expertise.
Les juges d’appel, eux, n’ont pas été séduits par la défense. Ils ont relevé que l’intéressé n’avait pas utilisé les voies classiques pour contester les expertises – ni incident d’expertise, ni action civile– et qu’il avait préféré la voie directe, mais glissante, de la dénonciation. Pire, il avait déjà été condamné dans le passé pour des démarches un peu trop offensives contre l’un des mêmes experts. Bref, un récidiviste de la plume acérée.
La Cour de cassation, quant à elle, a confirmé la peine : quatre mois de prison avec sursis et une amende de 8 000 euros, dont la moitié également avec sursis. Rien d’excessif selon elle, compte tenu du contexte et des propos. Surtout, elle rappelle que même quand les courriers ne sont pas publiquement diffusés, ils peuvent causer un vrai dommage à la réputation des personnes visées. Et ça, ça compte.
Au fond, cette affaire rappelle que la liberté d’expression n’est pas un permis de dire tout ce que l’on pense, de la manière qui nous plaît. Il y a des formes, des règles, et surtout des limites. Critiquer un expert judiciaire, pourquoi pas. L’accuser sans nuance ni fondement, en revanche, c’est une tout autre histoire. Et comme souvent en droit, ce sont les nuances qui font toute la différence.

Quand l’expertise fait défaut : la perte de chance d’agir en justice et la responsabilité de l’expert judiciaire

L’action en responsabilité de l’expert judiciaire, lorsqu’elle est engagée à la suite du rejet d’une action en justice pour défaut de preuve, soulève des interrogations délicates quant à la délimitation du dommage réparable, au point de départ de la prescription et à l’appréciation du lien de causalité entre la faute de l’expert et la perte alléguée. Deux décisions récentes, l’arrêt de la cour d’appel de Lyon du 25 avril 2023 (RG n° 21/00388) et celui de la Cour de cassation du 19 mars 2025 (n° 23-17.696), apportent des éclairages convergents sur ces thématiques.
Dans l’affaire en cause, Mme J., propriétaire d’une maison acquise en 1997, avait intenté une action contre les constructeurs sur le fondement de la garantie décennale, à la suite de désordres affectant son bien, parmi lesquels un affaissement de la maison et des infiltrations. Cette action avait été précédée d’une expertise judiciaire confiée à M. L., dont les conclusions, jugées insuffisamment motivées et hypothétiques, avaient conduit au rejet des demandes de la demanderesse, par un arrêt de la cour d’appel du 11 janvier 2011 confirmé par la Cour de cassation le 3 avril 2013 (pourvoi n° 11-13.917). Estimant que c’est la défaillance de l’expert qui avait compromis ses chances d’obtenir réparation, Mme J. a engagé une action en responsabilité civile délictuelle contre l’expert et son assureur.
La cour d’appel de Lyon, dans sa décision du 25 avril 2023, a d’abord écarté l’exception de prescription soulevée par les défendeurs. Elle a retenu que le point de départ du délai quinquennal prévu à l’article 2224 du code civil devait être fixé non à la date de l’arrêt d’appel ayant débouté la demanderesse, mais à celle du rejet de son pourvoi en cassation, soit le 3 avril 2013. Cette analyse repose sur le principe selon lequel le dommage consistant dans le rejet définitif d’une demande en justice ne devient certain que lorsque la décision est passée en force de chose jugée, c’est-à-dire devenue irrévocable. Cette position a été confirmée par la Cour de cassation dans son arrêt du 19 mars 2025, en s’appuyant sur la jurisprudence de la chambre mixte du 19 juillet 2024 (n° 20-23.527), en vertu de laquelle seule une décision irrévocable établissant le rejet d’un droit met le demandeur en mesure d’exercer son action en réparation du préjudice correspondant.
Sur le fond, la cour d’appel a retenu l’existence d’une faute de l’expert, qualifiée selon les critères de l’article 1382 ancien du code civil. Elle a estimé que l’expert avait failli à sa mission, notamment en ne caractérisant pas le lien entre les désordres et la solidité ou l’habitabilité de l’ouvrage, en formulant des conclusions imprécises et en n’exploitant pas les outils techniques à sa disposition, tels que des sondages, malgré des sollicitations précises en ce sens. Si Mme J. était en partie responsable en s’étant opposée à ces sondages, la cour a jugé que cette circonstance ne dédouanait pas l’expert de son obligation de moyens renforcée en matière judiciaire, dès lors que celui-ci n’avait pas pleinement satisfait aux exigences de précision et de rigueur attachées à sa mission. En cela, l’arrêt illustre la responsabilité pesant sur l’expert quant à la méthodologie suivie et à l’exhaustivité de ses investigations.
L’enjeu de la perte de chance a également été apprécié de manière circonstanciée. La cour a reconnu que les défaillances de l’expert avaient fait perdre à Mme J. une probabilité raisonnable d’obtenir satisfaction, en l’évaluant à 40 % sur la base des devis produits et des constats d’huissier documentant l’évolution des désordres. Cette indemnisation partielle, fondée sur une appréciation souveraine, a été confirmée par la Cour de cassation. Celle-ci a souligné que l’expert judiciaire engage sa responsabilité lorsqu’il commet une faute dans l’exécution de sa mission, et que la circonstance que les juges du fond restent libres dans leur appréciation du rapport ne saurait exclure, en soi, la responsabilité de l’expert dès lors que le contenu défaillant du rapport a pesé dans la balance décisionnelle.
Ces deux décisions rappellent que le rôle de l’expert judiciaire ne peut se réduire à une simple assistance technique dénuée d’incidence juridique. L’expert, en fournissant des conclusions imprécises, peut priver une partie d’une chance sérieuse de succès dans une instance en responsabilité. La reconnaissance de cette perte de chance comme un préjudice indemnisable, et son évaluation concrète, traduisent une exigence croissante de rigueur dans l’exécution des missions d’expertise. Ces décisions posent toutefois la question de l’équilibre entre l’autonomie du juge dans l’appréciation des éléments de preuve et l’impact déterminant que peut avoir un rapport d’expertise sur l’issue d’un litige. Elles interrogent également la marge de responsabilité que conserve un justiciable dans le déroulement des opérations d’expertise, notamment lorsqu’il s’oppose à des investigations techniques pourtant nécessaires.

 

« Bail commercial : la clause de non-recours peut-elle neutraliser l’obligation de délivrance ? »
L’analyse du pourvoi n°23-14.974 du 10 avril 2025 de la troisième chambre civile de la Cour de cassation, dans le litige opposant la société DoubleTrade à la société CNP Assurances, propriétaire d’un ensemble immobilier loué à usage de bureaux, invite à une réflexion sur l’articulation entre les obligations du bailleur définies par les articles 1719 et 1720 du code civil et la portée des clauses de non-recours insérées dans les baux commerciaux.
Le litige trouve son origine dans une série de désordres affectant les locaux loués, notamment des infiltrations d’eau ayant donné lieu à une expertise judiciaire. La société DoubleTrade, locataire, a engagé une procédure visant à obtenir réparation pour divers préjudices, en particulier la surévaluation du loyer au regard de l’état des locaux. En réponse, la bailleresse, la société CNP Assurances, a sollicité le paiement de loyers et charges impayés ainsi que l’application de la clause pénale stipulée au contrat.
La clause litigieuse, insérée à l’article 6.3 du bail, stipulait une renonciation de la locataire à tout recours contre le bailleur pour les dommages subis sur les objets mobiliers et matériels, ainsi qu’en cas de troubles de jouissance, y compris la perte des moyens d’exploitation. En première instance, le tribunal judiciaire de Nanterre avait reconnu le manquement du bailleur à son obligation de délivrance et avait partiellement indemnisé la locataire. Toutefois, la cour d’appel de Versailles, dans son arrêt du 23 février 2023, a infirmé cette analyse. Elle a jugé que la clause de non-recours privait la locataire de toute prétention fondée sur le défaut de délivrance, en affirmant que l’article 1720 du code civil n’est pas d’ordre public et peut faire l’objet d’aménagements contractuels.
La Cour de cassation casse partiellement cet arrêt d’appel. Elle rappelle que les articles 1719 et 1720 du code civil imposent au bailleur une obligation légale de délivrance qui consiste à fournir un local en bon état de réparation de toute espèce et apte à l’usage prévu. La Cour précise que si une clause contractuelle peut répartir certaines obligations entre les parties, notamment les charges d’entretien ou de réparation, une clause de non-recours qui n’a pas pour objet de transférer des obligations d’entretien au preneur ne peut valablement exonérer le bailleur de son obligation de délivrance. Ce faisant, la Cour réaffirme la nature impérative de cette obligation fondamentale, indépendamment des stipulations contractuelles de renonciation à recours, dès lors que celles-ci ne visent pas explicitement un transfert de charge.
La portée de cette décision mérite une attention particulière dans la mesure où elle distingue la validité formelle d’une clause de non-recours de son effet quant à l’exonération du bailleur. Autrement dit, une clause de renonciation à recours, aussi générale soit-elle, ne saurait neutraliser une demande en réparation fondée sur le non-respect par le bailleur de ses obligations essentielles, sauf à méconnaître la structure même du contrat de bail. En s’inscrivant dans cette logique, la Cour de cassation rejoint une jurisprudence constante tendant à protéger le preneur contre une défaillance du bailleur qui, par une clause générale, chercherait à éluder sa responsabilité.
Il convient de relever que la cassation du chef de dispositif portant sur le rejet des demandes indemnitaires de la locataire a entraîné, par application de l’article 624 du code de procédure civile, l’annulation corrélative de la condamnation prononcée à l’encontre de la locataire au titre de la clause pénale, cette condamnation étant liée par un lien de dépendance directe avec l’obligation de délivrance du bailleur. Cette dépendance entre les différentes obligations contractuelles impose de s’interroger sur les modalités de compensation des manquements contractuels dans un contexte où l’une des obligations essentielles du bailleur n’a pas été respectée.
Dans cette configuration, la jurisprudence semble tracer une ligne entre les clauses qui organisent la répartition des charges locatives ou des risques d’exploitation entre les parties, lesquelles peuvent être valablement stipulées, et celles qui auraient pour effet de vider de sa substance l’obligation de délivrance en cas d’exécution défaillante. Cette distinction n’est pas purement théorique : elle impose aux rédacteurs de baux commerciaux une vigilance accrue dans la formulation des clauses de renonciation à recours, lesquelles ne sauraient être interprétées comme permettant d’écarter une responsabilité légale sans contenu explicite et équilibré.
La solution adoptée invite ainsi à explorer plus en profondeur la portée exacte des stipulations contractuelles insérées dans les baux commerciaux, et notamment à examiner si, dans les faits, une clause de renonciation à recours peut être mobilisée par le bailleur comme une forme déguisée de décharge de responsabilité.

Inscription à la Newsletter Mensuelle

Nous ne spammons pas ! Consultez notre [link]politique de confidentialité[/link] pour plus d’informations.

Inscription à la Newsletter Mensuelle

Nous ne spammons pas ! Consultez notre [link]politique de confidentialité[/link] pour plus d’informations.